je ne vous parle pas de moi
qui peut croire que sa vie
intéresse vraiment d’autres vies ?
je vous parle des autres vies
d’une vie autre que la mienne
d’une vie qui ne m’appartient pas
d’une vie qui me donne l’illusion
de passer par celle que je vis
que je dis vivre
je vous parle d’une vie qui me donne
envie d’arrêter de manger
je vous parle d’une vie
où la plainte et la joie n’ont plus lieu
n’ont plus de place dans les tempêtes magnétiques
je vous parle de l’arbre dans la ruelle
pas du frêne qu’on coupe et recoupe
mais du frêne qui pousse et repousse
qui ne mauvit jamais de verdir
qui pousse dans une terre maigre
qui vit d’eau souillée et de lumière ultraviolettée
je vous parle de ce que je ne connais pas
je vous parle de ce qui me démasque
je vous dis que cela s’allume et s’éteint en moi
mais ce n’est pas moi
ce n’est plus seulement la beauté et l’injustice
les rats et le colibri
le magnolia en plein désert
la mitraillette bénie
le fumier où s’épanouit ce que nous mangeons
l’intelligence stupidifiée
le cœur qui déraille
dans un esprit sublime
non je ne vous parle pas de ça
je vous parle de ce qui est
hors le bien et hors le mal
je vous parle de ce qui est hors jugement
je ne vous dis pas
que le verre est vide
et l’océan plein
je vous parle d’une vie que l’existence ne voit pas
je vous parle de ce que je ne vis pas
je vous perds parce que je vous parle
José Acquelin, « Sortez du deux », Là où finit la Terre, Les Herbes rouges, [1999], 2006, p. 82-83.